02/03/2023
Le linguiste Franck Neveu réagit à la révision des œuvres de l’écrivain britannique Roald Dahl. Une «censure» qui inquiète.
«Cette réécriture qui se fait indépendamment du travail de l’écrivain pose selon moi un problème langagier. Il est évident qu’on ne peut pas dissocier une œuvre du langage qu’elle porte et qu’elle exprime, par conséquent, l’œuvre, quelle qu’elle soit, se détermine essentiellement par son langage. Dissocier l’œuvre de son langage, c’est tout simplement annihiler l’œuvre. Mais ce travail de réécriture chez Roald Dahl n’est pas tant un problème linguistique qu’un problème éthique, de création. Manifestement, ces sensitivity readers ne comprennent que le premier degré, ce qui est abberrant sur le plan littéraire et insultant pour les jeunes lecteurs. L’ironie disparaît dans la réécriture. Autrement dit, on n’a plus accès qu’à une approche primaire de la réalité. Il n’y a plus cette langue, avec ses ambiguités, à laquelle sont pourtant sensibles les enfants et qui est nécessaire pour leur éducation langagière et intellectuelle. On prend les mots au pied de la lettre, on est au premier degré en permanence et cela crée une pauvreté de réflexion. Dans l’une des anciennes versions de Roald Dahl, on avait l’expression "poudre qui fait exploser les chiens", dans la version édulcorée "poudre qui fait sauter les chiens comme des puces". On a dû considérer que "faire exploser des chiens", c’était faire l’apologie du terrorisme à l’égard des chiens… Quand on discute avec des enfants, on comprend qu’ils ont besoin d’expressions comme celle-ci pour apprivoiser la violence du monde réel. Ils savent décoder le sens des mots, leur interdire l’accès à cette profondeur du langage est tout simplement ridicule, ça les prive de la littérature.»