06/02/2023
LA FRUSTRATION DU CHIEN, L’OBSESSION DE L’HUMAIN ?
Que vous ayez un chiot ou un chien adulte apprenant à gérer sa frustration, il serait souhaitable de comprendre que l’intelligence émotionnelle ne se développe qu’en situation réelle. Les neurosciences nous ont démontré il y a longtemps que le cerveau du chien, comme celui de l’humain, mature dans l’environnement réel. Toute situation artificiellement créée pour aider le chien à développer ses autocontrôles autour de la frustration (ou n’importe quelle autre émotion d'ailleurs) se révèlera donc totalement gadget et inefficace.
Depuis quelques temps, la mode, les dérives de l’éducation positive et les réseaux sociaux poussent les gens (et même certains professionnels) à mettre en scène des « exercices d’autocontrôle » avec leur chien, dans leur salon ou leur jardin. Ainsi, pour soit-disant travailler l’acceptation de la frustration, des situations de frustration vont être générées avec de la nourriture ou des jouets, afin de mettre le chien en situation de gérer faussement l’émotion avec laquelle il est (soit -disant) en difficulté… Et évidemment, aussitôt tournée, la vidéo est publiée sur le web.
>>> QUELLE MAUVAISE IDÉE...
C’est cette mauvaise habitude (souvent issue de l’inexpérience) qui va amener les clients à nous demander parfois de créer dans nos séances des situations problématiques autour de la frustration, afin qu’ils apprennent à les gérer avec leur chien.
- Soit le gardien est inquiet car son chien ne sait pas gérer sa frustration à tous les coups. Mais son chien est en cours d’apprentissage… Et on ne le répétera jamais assez : Mieux vaut trois réussites en contexte réel dans une seule séance, plutôt que plein de réussites et plein d’échecs en situation artificielle.
- Le gardien craint de mal gérer lui-même et d’amener son chien à la « faute ». La réponse est la même. On apprend en situation réelle au risque d’aggraver le problème (qui n’en est pas un). Ensuite, parler de « faute » lorsque l’on parle d’émotion n’est vraiment pas approprié.
« Artificiel » signifie que l’émotion du chien (ici la frustration) va être provoquée par l’humain pour qu’il puisse la contrôler, et se rassurer.
Or, si travailler le « pas bouger » n’entraîne certainement pas un chien à « attendre patiemment », faire des « exercices d’autocontrôles » hors contexte, n’apprend pas du tout à un chien à s’autoréguler en situation réelle. Il n’y a aucun rapport du point de vue du chien. Les « exercices d’autocontrôles en situation artificielle » ne servent qu’à deux choses : occuper le chien via un petit exercice (pourquoi pas, mais ne nous leurrons pas sur l’issue) et rassurer ou flatter l’ego humain qui parvient à remuer un chiffon sur le sol de la cuisine sans que son chien bouge, à poser un monticules de friandises sur la table basse du salon face à un chien qui détourne la tête, à jeter une b***e dans le jardin sans que son chien la poursuive, à obtenir un « pas bouger » de dix minutes face à un chien qui continue à s’impatienter hors contexte…
Le problème devient le nôtre à partir du moment où ces personnes nous demandent :
- Pourquoi mon chien est-il capable de rester sans bouger face à une b***e qui roule devant lui ou à un jouet qui remue par terre, mais pas face à une poussette ou à une petite proie ?
Le contexte est sans aucun rapport. Le chien s’est conditionné à votre exercice. Lorsque vous proposez cette activité (qui peut être sympa à condition qu’elle soit réalisée correctement), vous faites des choses intéressantes. C’est une interaction de qualité qui occupe un peu votre chien. Mais en aucun cas vous ne développez son adaptabilité car vous ne travaillez pas dans l’environnement réèl. Croire qu’un jour votre chien cessera de poursuivre les poussettes, les vélos et les joggers en remuant des chiffons ou des b***es sur votre sol est totalement illusoire.
- Pourquoi mon chien arrive-t-il à attendre sa gamelle sans bouger alors qu’il continue à sauter sur moi en balade quand je lui donne ses récompenses ?
Lorsque vous travaillez sur le calme avant de manger, votre chien parvient à se maîtriser parce que d’une part, l’attente de la politesse correspond à une situation réelle et concrète (le moment apaisant du repas) et d’autre part, sa motivation est immense (il a faim). Assez vite, le chien s’auto-régule facilement, sans avoir besoin de lui demander quoique ce soit. La preuve est alors donnée que si le chien peut faire le rapport direct entre le comportement adéquat, le contexte réel et ce qu’il a à y gagner, les apprentissages peuvent aller très vite. Par contre, il ne faut pas croire que ce comportement très contextuel va être généralisé à toutes les situations d’excitation où le chien saute. Le contexte n’est pas le même, et probablement que la motivation à rester calme non plus. Voilà pourquoi, encore une fois, ce genre d’exercice reste très limité. Je ne dis pas qu’il est inutile. Je précise juste qu’il ne faut pas en attendre grand chose de plus.
- Pourquoi ai-je l’impression que la frustration de mon chien augmente depuis que j’ai démarré les entraînements quotidiens autour de sa difficulté à gérer sa frustration ?
C’est un phénomène désagréable très régulièrement constaté. Il rend le travail fourni par la personne très ingrat, car tous les comportements liés à la frustration vont empirer. C'est regrettable. Mais ici, le seul responsable reste l’humain dans le contrôle d’une émotion qui aurait pu se réguler dans un contexte normal et réel, avec un peu de temps et de maturité. Au lieu de cela, l’émotion que l’on veut adoucir va s’intensifier à cause de la répétition quotidienne et artificielle de sa survenance. En somme, ce chien vit des frustrations répétées de manière tout à fait anormale, parce que son humain veut « les travailler ». Le contrôle de l’humain va donc empirer l’intensité et l’incidence.
Vous l’aurez compris, ici il ne s’agit pas d’autocontrôle du chien (=autogestion émotionnelle, autorégulation comportementale) mais bien de contrôle de l’humain (volonté de bien faire, peur d’être dépassé, obsession parfois, etc.). Le contrôle nous dirige toujours vers les voies que l’on voulait éviter.
>>> QUE FAUT-IL FAIRE PLUTÔT ?
Commençons par considérer que l’excitation et la frustration sont des émotions normales, et détendons-nous. Elles sont présentes chez tous les chiens, surtout les jeunes individus en pleine puberté. Il serait souhaitable de ne pas paniquer à la seconde où un chien sort de son calme, et les exprime… Il est vivant et tonique. Empêcher ça, c’est le rendre fou.
L’intelligence émotionnelle d’un chien se développe en milieu réel. Avec cette phrase, presque tout est dit. Ainsi, pour que le chien puisse développer ses autocontrôles, il a besoin d’apaisement et que les demandes de calme soient logiquement induites par les contextes qu’il vit, au moment où il les vit. L’autorégulation comportementale par le développement des autocontrôles émotionnels s’obtient progressivement dans le quotidien. Elle est naturellement favorisée par lui. Elle suppose que vous fassiez le deuil de l’obéissance car c’est l’opposé de l’autocontrôle (un chien ne peut se contrôler que si vous lui faites confiance).
Par conséquent, si vous souhaitez que votre chien ne saute plus sur vous en balade ou n’aboie plus sur vous pour obtenir sa b***e ou ses friandises, c’est dans ce contexte précis qu’il vous faut adopter la réponse adéquate à chaque fois, avec calme. Se tenir droit, mettre la b***e derrière son dos, s’immobiliser, couper l’interaction du regard… Lorsque le chien recule ou s’assied ou se tait, bref quand ses quatre pattes sont au sol ou quand il opte pour plus de patience, on accède à sa demande.
- « Oui mais en balade, je n’ai pas envie de travailler ça avec lui ». Tout le problème est là. En effet, c’est exactement dans ce contexte là que votre chien a besoin d’apprendre que sauter ou aboyer sur vous ou les autres, n’accorde rien.
- « Oui mais j’ai l’impression de le punir quand je fais ça ». Et alors ? Comment voulez-vous rendre un chien adapté et adaptable s’il obtient toujours ce qu’il veut ? Punir ce n’est pas crier, menacer ou frapper. Punir c’est retirer au chien ce qu’il attend ou retarder le fruit de son attente. Sanctionner, c’est parfois s’immobiliser totalement, se taire, regarder le chien de coin, grogner ou tout simplement dire « non », attendre immobile, et accorder au chien ce qu’il veut quand le comportement qu’il choisit est plus convenable.
- « Oui mais je préfère l’ignorer ». C’est plus simple pour vous en effet, mais c’est une très mauvaise idée. Bien souvent pour le chien, ignorer c’est consentir. Et derrière cette phrase se cache parfois, "je n’ai pas la patience de faire ce vous me conseillez". Pas de problème. Mais alors, il ne faut pas attendre du chien qu’il en ait pour deux.
Ici, je vous conseille vivement de relire l’article qui explique les mécanismes « Renforcement et punition » en tapant ce titre dans le moteur de recherche de la page. Revenir aux fondements de l’éducation me paraît essentiel pour ceux qui se fourvoient totalement sur ce qu'est « l’éducation positive ». Non, il n’est pas possible de n’éduquer un chien qu’en renforcement positif. Le renforcement positif n’est pas une méthode d’éducation, c’est un outil comme un autre présent dans un panel immense (connu ou pas), une besace bien fournie qui s’adapte à chaque chien, mais qui exclut définitivement toute contrainte, menace ou souffrance.
Concernant le cas particulier des chiens très réactifs, les coach en comportement compétents et expérimentés ne les entraîneront jamais dans un hangar, un salon ou un jardin. Le seul milieu artificiel autorisé sera celui qui correspond au Behavior Adjusting Training (BAT) qui suppose une gestion environnementale totale et beaucoup, beaucoup de calme. Cela suppose de recréer artificiellement et de manière sécurisée (mais à l’extérieur) des situations d’entraînement mettant en scène des bénévoles chiens et humains. Le but ici est que le coach puisse contrôler la vitesse des déplacements des objets (voitures, vélos, poussettes), la distance, l’intensité, l’incidence, la personnalité des chiens intervenants, afin que le chien réactif soit placé dans les meilleures conditions pour se sentir bien et engager des progrès, avant de pouvoir se rendre en milieu réel. Nous parlons ici de chiens présentant de grandes difficultés émotionnelles, qui nécessiteront une étape intermédiaire avant le milieu réel. En aucun cas, les autres chiens ne doivent travailler de cette manière.
EN CONCLUSION, il est indispensable que votre chien puisse accueillir ses frustrations dans les situations réelles de son quotidien, des contextes concrets qu’il va peu à peu apprendre à gérer avec vous, et sereinement. Les « exercices d’autocontrôles » n’ont aucun sens. Il ne s’agit que de démonstration de contrôle. Contrôle et autocontrôle sont incompatibles.
Pour aider votre chien et vous aider, voici quelques moyens, soutiens, conditions à favoriser :
- La distance avec l’environnement réel, tout en s'y trouvant.
- L’apaisement, le silence, l’arrêt des demandes inutiles.
- L’observation sereine de l’environnement.
- Les pauses qui favorisent le retour au calme ou évitent que la pression monte.
- La réorientation dans une b***e à mâchouiller ou à lancer (selon le patron-moteur), un tug à mordre et/ou secouer, une activité à haut niveau de motivation afin de permettre au chien de décharger l’émotionnel non géré, toujours en lien avec sa génétique.
- L’anticipation des situations de montées fortes en pression (déjà bien identifiées) afin de les gérer au bon moment.
- La patience.
- Les conseils de votre coach personnel.
Enfin, ceux qui vous diront que les b***es et les frisbees sont interdits car ils excitent les chiens, que les tugs sont interdits car ils rendent les chiens agressifs, que proposer un travail à un chien pour le soutenir quand la pression monte revient à le maltraiter, ou qu’il ne faut jamais rien demander à son chien, etc. ne vous aideront pas. Attention à ce que vous pouvez lire sur le web et à toutes les dérives de l’éducation positive. Ne perdons pas de vue que les chiens sont issus de races sélectionnées pour l’utilité, et que gérer la frustration (l’empêchement de faire), c’est parfois offrir au chien quelque chose à faire de mieux avec vous, en même temps que lui apprendre à accepter de ne rien faire (le renoncement). Dans ce juste milieu, il n’est pas envisageable et éthique de retirer au chien et à son humain de quoi nourrir cette génétique et les besoins fondamentaux. C’est méconnaître le phénomène des patrons-moteurs et la définition exacte de l’émotion « frustration » en psychologie.
Le livre « Le chien, cet animal qui nous échappe », d’Audrey Ventura est disponible ici : https://bit.ly/3t0W9ED
Audrey Ventura
Cynoconsult
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Crédit photo : Un labrador retriever. "Moi frustré ?" :-)