22/08/2021
Pensons à toutes les Afghanes qui ne pourront fuir.
Quelques semaines avant que le président américain Joe Biden ne confirme officiellement la décision de son prédécesseur [Donald Trump] de retirer les troupes américaines d’Afghanistan, quelques mois avant que celles-ci n’évacuent du jour au lendemain la gigantesque base militaire de Bagram, je suis tombé sur la vidéo d’un blogueur spécialisé : < https://www.youtube.com/watch?v=3iaqwmhRClE&t=9s ... Comme d’autres, ce vlogueur sillonne le monde sur différentes compagnies aériennes, puis rédige des critiques et attribue des notes aux entreprises et à leurs services, de la qualité de la procédure d’embarquement à celle des repas servis à bord. Notre vlogueur se trouvait en l’occurrence à Kaboul.
Il avait été invité dans la capitale afghane pour embarquer à bord d’un vol à l’“équipage 100 % féminin” pour Hérat, dans l’ouest du pays. Et effectivement, à son arrivée à bord du Boeing 737, le personnel navigant était exclusivement composé de femmes.
Une copilote afghane aux commandes.
Notre vlogueur échange avec l’équipage, venu des quatre coins de l’Afghanistan. Toutes ont entamé leur carrière au cours des dix dernières années. Elles disent adorer leur travail, notamment pour les voyages bien sûr, mais aussi pour l’indépendance qu’il leur offre.
Dans le cockpit, ce témoin privilégié fait ensuite la connaissance de la pilote, une Ukrainienne, et de sa copilote, une jeune Afghane. Toutes deux aussi disent leur passion du vol, et lors des moments plus tranquilles du voyage, elles prennent le temps de se confier un peu sur leur métier et ses particularités.
Moi qui suis le père de deux merveilleuses filles, mes yeux se sont embués quand la copilote a dit au vlogueur qu’elle avait la chance immense d’avoir réalisé son rêve, mais que le meilleur était ailleurs :
Surtout, les jeunes Afghanes voient que c’est possible pour moi, et donc que ça l’est aussi pour elles.”
Puis elle a effectué un atterrissage parfait sur la piste de l’aéroport de Kaboul.
Le peuple afghan vendu par les élites.
Cette semaine, sur la chaîne info britannique Channel 4, un journaliste interviewait la directrice afghane d’une ONG qui se consacre à l’éducation des jeunes filles à Kandahar. L’accord de Doha [signé le 29 février 2020 entre les États-Unis et les talibans] “nous a vendus", estimait-elle. Le marché, c’était ‘laissez-nous partir, nous les riches, nous l’élite, en échange on vous vend le peuple afghan, les civils d’Afghanistan.’ Pour nous, il n’y aura pas d’issue.”
"Je vais perdre… je vais perdre tout ce que ce que mon père a bâti, tout ce que ma famille et moi avons bâti, tout ce pour quoi toutes les filles, tous les Afghans se sont battus ces vingt dernières années. Nos maisons, nos rêves, nos objectifs, nos ambitions, notre identité d’Afghans. Nous allons tout perdre.”
Sachant bien que les talibans étaient aux portes de Kandahar, où se trouvait la jeune femme brillante et bouleversante qui répondait à ses questions, le présentateur de Channel 4 a poursuivi, sans le moindre tact :
"Qu’allez-vous faire s’ils viennent frapper à votre porte ?”
Elle s’est tue quelques instants, mais le désespoir qu’on pouvait lire sur son visage offrait la meilleure des réponses. Puis elle a soupiré :
"Prier. Prier, sans doute. Ce sera la dernière chose que je ferai, mais c’est la seule chose à faire. Je ne peux rien faire d’autre.”
Mal à l’aise, le présentateur s’est trémoussé sur sa chaise, tout en la remerciant. Le visage de cette jeune femme m’a brisé le cœur.
Objectif des États-Unis : Al-Qaida.
Alors, à la lecture des “analyses” cherchant à identifier les responsables de la situation en Afghanistan, ayez une pensée pour cette jeune pilote d’avion, pour cette jeune directrice d’ONG tout aussi brillante, dont le désespoir va continuer à me hanter pendant des semaines, et pour toutes les autres jeunes femmes.
Le Pakistan s’inquiète de devenir le bouc émissaire et de devoir endosser l’entière responsabilité de la situation, voire d’être ostracisé, car il a accueilli notamment les talibans traqués par la coalition internationale menée par les États-Unis. Islamabad n’échappera pas à ses responsabilités.
Regardons la vérité en face. Les troupes américaines sont venues en Afghanistan pour détruire Al-Qaida, qui venait d’organiser une série d’attentats “spectaculaires” aux États-Unis, prenant pour cible le cœur économique du pays, mais aussi le centre névralgique de la puissance militaire américaine, quasi légendaire et incontestée.
En vingt ans de présence en Afghanistan, les États-Unis affirment avoir dépensé 1 500 milliards de dollars [plus de 1 200 milliards d’euros] — je ne sais pas vous, mais personnellement, je ne sais même pas combien de zéros cela représente. Aujourd’hui, la plupart des responsables américains estiment qu’Al-Qaida ne représente plus la même menace qu’autrefois.
Des intérêts de sécurité.
L’intervention américaine était guidée par des intérêts égoïstes de sécurité, pas par une quelconque préoccupation pour la nation afghane. C’est aussi simple que cela. Il n’y avait pas d’autre objectif. Les Afghans ont avant tout été abandonnés par leur élite nationale.
Certes, le Pakistan, porté par ses propres enjeux sécuritaires, a joué double jeu en ce qui concerne les talibans. Les Occidentaux ont eux aussi servi leurs intérêts, en s’attaquant à Al-Qaida pour protéger leurs pays — l’organisation terroriste est pourtant l’héritière du “djihad” antisoviétique [que Washington a autrefois contribué à financer].
Mais que sont devenus les milliards dont l’Occident a arrosé l’armée afghane ? Quelques semaines à peine avant que ne débute la progression des talibans, le nombre de soldats afghans était estimé à 300 000. Or, au vu de la situation sur le terrain, ils n’étaient en réalité qu’un dixième du chiffre annoncé, grand maximum. Cette armée ressemble à s’y méprendre à une armée fantôme.
Coincés à la merci d’extrémistes.
Les Occidentaux ont plus ou moins quitté le pays, et les membres de l’élite afghane, qui ont siphonné les ressources destinées à soutenir l’armée et plusieurs grandes réformes structurelles, seront dans l’avion pour quitter le pays avant l’assaut final des talibans [le texte a été publié au matin de la prise de Kaboul par les talibans]. Les autres Afghans, eux, n’ont nulle part où aller.
Aujourd’hui, mes pensées accompagnent ces Afghans. En particulier les femmes, qui, pour beaucoup, sont indiscutablement plus dignes que leurs homologues masculins, dont la cupidité et la soif de pouvoir ont placé le pays à la merci d’un groupe armé d’extrémistes intolérants et obscurantistes.
Abbas Nasir
DAWN (Karachi, Lahore, Islamabad)
Publié le 15/08/2021
Lire l’article original:
< https://www.dawn.com/news/1640774/to-afghans-with-nowhere-to-go