26/01/2021
Entre quatre murs.
Je suis né entre quatre murs. Une petite pièce calme, sombre et tiède. Ma mère, mes frères et sœurs. L’odeur sucrée du lait. Je dormais, je mangeais. Ma mère me léchait le ventre pour que je fasse mes besoins. J’ignorais la peur et l’ennui, je n’étais que sensations et réflexes. C’était mon petit univers.
Petit à petit, cet univers ne m’a plus suffi. J’avais la bougeotte, l’envie de découvrir le monde. Le deux-pattes qui s’occupait de nous venait souvent accompagné d’autres bipèdes, qui nous parlaient, nous touchaient, nous examinaient sous toutes les coutures. Une nouvelle émotion qui m’était inconnue jusqu’à présent commençait à pointer le bout de son museau : la peur. Mais elle disparaissait bien vite sous l’influence de ma curiosité insatiable de chiot. Je finissais par me laisser manipuler avec plaisir par les deux-pattes.
Et puis un jour, une famille de quatre bipèdes m’a emmené avec elle. Je me souviens avoir beaucoup pleuré. Je n’avais jamais quitté ma mère et ma fratrie. Heureusement, toute cette nouveauté à laquelle j’étais confronté m’a fait rapidement oublier mon angoisse : ces odeurs inédites, ces bruits inconnus, la lumière qui défilait à travers les vitres de cette drôle de petite pièce vrombissante, c’était inquiétant mais tellement stimulant ! Peut-être que ces bipèdes m’emmenaient vers une nouvelle vie faite d’exploration et d’aventures excitantes. J’étais un canidé, et tout mon corps réclamait de l’action, de l’action et encore de l’action.
On m’a installé entre quatre murs. C’était beaucoup plus grand que là où j’étais né. Il y avait même quatre murs dehors au-dessus desquels régnait un grand ciel bleu. J’avais toujours connu un toit sur ma tête, et j’étais un peu effrayé par cette immensité. Mais j’ai vite appris à m’amuser dans cet espace. À creuser le sol, à apprivoiser chaque brin d’herbe et chaque insecte rampant ou volant. À l’intérieur, j’étais bien installé : un endroit au chaud, mes bipèdes pour me tenir compagnie et s’occuper de moi. Je crois bien que j’allais être heureux dans cette nouvelle vie.
Mes deux-pattes étaient gentils, même s’ils ne parvenaient pas toujours à me comprendre. Et puis, je ne les voyais pas beaucoup : ils partaient le matin et rentraient le soir. Je rêvais qu’ils m’emmènent avec eux. La maison était spacieuse, le jardin était vaste. Mais je commençais à y éprouver un sentiment qui me mettait profondément mal à l’aise : l’ennui. Je connaissais ma maison par cœur, et mon jardin sur le bout des griffes. Aucune odeur nouvelle, aucun congénère à renifler ni lieu nouveau à explorer ne venait stimuler mon esprit aventureux. La souffrance, invisible aux yeux de mes humains, commençait à s’insinuer en moi.
J’ai vécu entre quatre murs. Je pensais que le monde était plus vaste. J’ai compris qu’il s’arrêtait à la maison et au jardin de mes deux-pattes. Mes bipèdes me nourrissaient, me caressaient, j’avais même le droit de me coucher contre eux quand ils regardaient cette drôle de boîte à images tous les soirs. Mais ils semblaient insensibles à ma douleur. Pourtant, je me léchais les pattes, sans cesse. J’aboyais beaucoup, au moindre bruit, parce que c’était la seule mission que pouvait m’offrir ma prison dorée. Je creusais beaucoup dans le jardin, pour trouver de nouvelles odeurs sous le sol. Mes deux-pattes se fâchaient, mais mon besoin d’activité grondait lui aussi. Il menaçait d’exploser et il n’y a que par le chaos que j’arrivais à évacuer ma frustration.
Je suis mort entre quatre murs. J’ai vécu, que dis-je, j’ai subi quinze ans de vie. Quinze ans d’amour et quinze ans d’ennui. J’étais l’un des animaux les plus actifs de la création, j’étais un prédateur, un chasseur, un explorateur. Mon corps et mon âme réclamaient à grands cris une vie faite d’action et de découvertes. Mais on m’a enfermé dans une cage. Une grande cage, avec des barreaux en or massif. Ma mort a été à l’image de ma vie : je me suis endormi pour toujours sur un coussin moelleux, dans le confort d’un salon.
Mon histoire est loin d’être unique : elle est la même que celle de nombreux membres de mon espèce. Amis bipèdes, ne projetez pas sur nous la vie que vous rêveriez d’avoir : nous n’avons pas envie de passer notre vie entre quatre murs. Nous ne connaissons ni Netflix, ni Facebook, ni le bonheur de lire un bon livre. Nos réseaux sociaux se trouvent au-dehors, au travers des odeurs laissées par les chiens du quartier. Notre lecture préférée, c’est la trace qu’un écureuil a laissée en escaladant un tronc d’arbre. Notre série préférée, c’est notre promenade du soir au parc à vos côtés. Notre place n’est pas entre quatre murs, mais aux quatre vents. Et je crois bien, humains, que vous êtes en train d’oublier que c’est aussi le cas de la vôtre.
Elsa Weiss / Cynopolis
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