30/04/2024
L'actualité évoque ces temps-ci la fin de vie et l'aide à mourir. Il y a ceux qui sont pour, ou contre, et des postures idéologiques. J'ai connu cette situation en 2016. Je vais tenter d'en évoquer simplement la complexité. Mais pour cela, il faut partir de l'historique, car une fin de vie sur maladie se comprend sur les vécus du malade et de ses proches, et dans un contexte.
Mon frère, né en 1968, est décédé en mai 2016 à 47 ans d'un glioblastome, cancer agressif et incurable, secondaire à un gliome qui se développait depuis l'enfance, non diagnostiqué car masqué par une autre maladie grave dès le tout jeune âge. C'était mal connu à l'époque.
J'avais 2ans 1/2 à sa naissance, j'étais émerveillée par cet adorable poupon, lui donnais le biberon. J'ai compris très vite qu'il y avait un problème, que le danger rôdait. Puis en grandissant, je l'ai vu souvent faible, supporter des piqûres, devoir manquer l'école longtemps. Il fallait parfois nous absenter plusieurs semaines en bord de mer pour qu'il bénéficie du climat océanique, alors je supportais de changer d'école en pleine année scolaire. A l'école, je le protégeais et veillais sur lui comme un Berger Allemand veille sur son humain. A la maison, il fallait partager ses jeux de ballon car il ne pouvait pas jouer avec des copains. Depuis qu'il était petit, nous avions ainsi une relation quasi gémellaire et maternelle, mais j'étais aussi un souffre douleur, situation qu'on me demandait de supporter car il était malade. La crise passée, l'amour reprenait le dessus.
Adulte, la maladie n'était pas visible, mon frère semblait aller mieux sur le plan de la maladie diagnostiquée, mais le gliome continuait à progresser, sans diagnostic. Il ne pouvait pas vivre en autonomie. Mon père subvenait à ses besoins et je veillais sur lui comme je pouvais. Mais je me suis mariée, comme il se doit. J'ai eu un travail rangé, comme il se doit. J'ai subi les chocs et traumas de la vie, comme la plupart de chacun de vous, ceux réservés aux femmes, comme beaucoup de femmes, à ceci près que je n'en parlais pas. Lorsque j'ai été dégagée de mes obligations familiales et professionnelles, j'ai pu m'occuper davantage de mon frère. Nous avons été parmi les premiers à utiliser internet et les messageries pour rester en communication quotidienne.
Je suis devenue secouriste, sauveteur en mer en équipage embarqué, sapeur-pompier, et j'ai obtenu deux monitorats.
Mes sens étaient aiguisés par toutes ces années auprès de mon frère, je m'étais documentée, et j'avais suivi des formations.
Fin 2011, j'ai remarqué une anomalie de perception visuelle chez mon frère. Je lui en ai fait part, comme à mon père. Déjà lorsque j'étais enfant, j'avais remarqué des troubles neuro qui ne pouvaient logiquement pas avoir de lien avec l'autre maladie diagnostiquée, mais je m'étais fait "jeter". Jeune adulte, j'en ai parlé à un jeune médecin qui a m'a comprise et a été voir mon frère, mais mon père ne l'a pas accepté.
En 2012, mon frère a commencé à ressentir d'autres troubles neurologiques. Il a été voir son médecin de famille à trois reprises avec des symptômes en aggravation rapide : vision, équilibre, langage, mémoire, qu'il n'a pas été capable de diagnostiquer. Puis mon frère a été ramassé comme un chien dans la rue, inconscient sur le trottoir. Le diagnostic tombe : tumeur au cerveau, puis l'arrêt de mort : glioblastome. Pendant plusieurs jours, je n'ai rien su. Je n'avais plus aucun contact avec mon frère hospitalisé et mon père ne répondait pas aux appels. Black out sans préavis. J'étais malade d'inquiétude. Mon père encaissait, et il n'arrivait pas à faire face à l'erreur de ne pas m'avoir écoutée. J'ai fini par le faire décrocher, et j'ai appris la nouvelle. Mon frère avait été opéré, mais il ne parlait plus, juste des ho ho, et les médecins disaient qu'il ne reparlerait pas. Mon père ne voulait pas que je vienne, il ne pouvait pas me faire face, trop bouleversé et culpabilisé. D'autre part, il ne voulait pas m'imposer un long voyage alors que je sortais à peine moi-même de fauteuil roulant avec une colonne vertébrale bousillée. Mais je savais que mon frère avait besoin de moi. J'ai réussi à savoir dans quel centre de suite il était envoyé, et les médecins, dans l'intérêt du patient, m'ont autorisée à venir le voir. Ils m'ont dit que mon frère ne parlerais plus, la zone du langage étant quasiment détruite par la tumeur. Ils m'ont dit que le pronostic vital était engagé à moyen terme. Je leur indiqué le jour de ma venue, quelques jours plus t**d. Ils ont prévenu mon frère. Quand je suis arrivée, mon frère s'était fait tout beau, habillé de ville, allongé sur le couvre-lit, une BD ou un magazine à la main, je ne sais plus. Je lui offre mon plus beau sourire, heureuse de le revoir. Et là, il parle !!! Il parle ! Il parle ! Des phrases compréhensibles, même si les mots sont mélangés ou faux. Il est surpris et arrive à me dire : "hier encore je ne pouvais pas parler, que des ho. Le soir, quelques mots sont arrivés. Et maintenant, je parle !!!" Les médecins étaient sidérés, stupéfaits. L'amour avait poussé le cerveau de mon frère à se remodeler, à bricoler des connexions de secours, pour pouvoir parler à sa soeur tant aimée, qui l'avait compris. Et nous ne nous sommes plus arrêtés de nous parler. Nous ne sous sommes plus arrêtés. C'était une épiphanie.
Puis les rayons, la chimio. La survie médiane d'un glioblastome est de 12 à 18 mois. J'ai été auprès de lui tout le temps, via messagerie. Mon père a été emporté par un cancer foudroyant en 2014. Mon frère a survécu 4 ans !!! C'est la force de l'amour, une nouvelle fois.
Fin 2015 cependant, l'organisme de mon frère ne supporte plus la chimio, son système immunitaire s'effondre, il faut arrêter. Hospi. Alors que j'avais espéré secrètement que ce temps suspendu durerait encore, longtemps !
En octobre 2015, le glioblastome redémarre donc. Puis il flambe. Le médecin me demande comment j'imagine la taille de la tumeur. J'hésite à répondre, je connais la réponse mais ne peux pas le dire. Je sors timidement la version supportable : "une noisette", en sachant bien que ce n'est pas le cas. Le médecin sait qu'elle parle à un pompier : elle m'explique que la tumeur a dépassé la taille d'une orange, qu'elle progresse vite, et... ajoute-t-elle avec précautions... qu'il y a un début d'engagement cérébral. Mes yeux s'agrandissent, j'ai pris un coup de poing dans l'estomac : "mais... c'est la mort !" La médecin acquiesce d'un signe de tête. Je respire mal. Je sens la médecin en souffrance, je me reprends. Nous décidons ensemble que c'est elle qui annoncera à mon frère qu'il va mourir. Je ne m'en sens pas la force, J'ai peur de mal m'y prendre, de faire du mal.
Lorsque je reviens le lendemain matin, mon frère accuse le coup, mais trouve du réconfort auprès de moi, je l'apaise.
Mon frère passe en soins palliatifs, d'abord à domicile, chez moi en Bretagne (je n'habitais pas très loin d'un hôpital avec urgences) avec l'unité mobile de soins palliatifs et une liaison samu car je redoutais une détresse respiratoire de survenue brutale, et ça, c'est terrible pour le patient.
Puis, l'état a nécessité de se résoudre à l'hospitalisation dans en centre de soins palliatifs ouvert récemment dans une charmante commune près d'un petit lac aimé de Chateaubriant, à 30 minutes de mon domicile.
Le médecin chef de service a été remarquable, car cette hospi était la chose la plus terrible qui soit pour mon frère, et m'avait plongée dans un état de détresse, que je ne montrais pas, mais que le médecin, en vieux renard, avait détectée. Il a su me guider dans les étapes, avec humanité, mais lucidité. Je ne pouvais pas échapper à la mort de mon frère.
J'étais tous les jours près de mon frère. Au début, je pouvais l'emmener prendre l'air, faire quelques pas au bord du lac, nous assoir sur un banc, près des arbres. Mais son état se dégradait rapidement.
Est arrivé le moment de la mise au lit. C'est presque une mise au tombeau. On a fait cela le plus naturellement du monde. L'infirmier a posé la perfusion de morphine car rester au lit longtemps provoque des douleurs intenses, précise-t-il, suggérant qu'il ne sortirait plus de ce lit. Il me dit, en me regardant droit dans les yeux : "on ne l'enlèvera plus". Le soir, je suis repartie fracassée.
Au tout début, mon frère avait des plateaux repas, puis ils ont été retirés. Mon frère les réclamait, il ne comprenait pas. C'était dur à supporter, et comment le lui dire ? Je voyais ses cheveux collés j'ai demandé un capilluve, pour sa dignité. Le lendemain matin, il l'avait reçu, j'ai été soulagée.
J'ai été obligée de m'absenter 1 ou 2 jours pour répondre à une autre urgence liée au décès de mon père et aux entreprises qu'il avait laissées en perdition, et mon frère a perdu conscience. Coma.
Les apports hydriques ont été supprimés. Pour aider le patient à partir, toute nourriture ou eau sont supprimés.
Lorsque je suis revenue, à peine entrée dans la chambre, mon frère a réagi (mon parfum ?), s'est réveillé et il est resté éveillé les jours suivants jusqu'à la fin. Il souffrait de la soif, sa bouche était desséchée. Il n'avait pas droit à autre chose qu'un batônnet humidifié pour sa bouche desséchée. C'était atroce. Cela me revient souvent en mémoire. Au bout de quelques jours, je ne pouvais plus supporter de la voir souffrir autant. Les médecins ne voulaient pas le réhydrater en raison d'un risque pulmonaire, car l'organisme d'une être humain mourant fonctionne mal. J'ai tenté de négocier, invoquant que, si cela se produit, on peut toujours mettre en oeuvre une sédation profonde ! Rien à faire.
Alors j'ai appelé mon cousin, professeur de médecine à Paris, je l'ai supplié d'intervenir. Mon frère a pu recevoir un peu d'hydratation pour le soulager. Ca allait mieux.
On a tenu encore un peu, ensemble.
Le médecin et le psychologue m'ont avertie plusieurs fois d'un phénomène qu'ils avaient déjà rencontrés : quand deux personnes sont si proches, quand l'un part, l'autre risque de ne pas survivre, son organisme risque de lâcher, ils m'ont demandé de consulter régulièrement un médecin.
Un matin à sept heures, le téléphone sonne. J'ai compris instantanément. J'ai laissé le répondeur prendre le message. J'ai attendu quelques minutes puis je l'ai écouté. Le ton de la voix, dès le préambule, me fait comprendre ce que les mots annonceront : mon frère est mort.
Je suis allée au centre, comme d'habitude. Il y avait un petit mot sur la porte : ne pas entrer, contacter une infirmière. L'infirmière m'a accompagnée dans la chambre où reposait mon frère. Je suis restée près de lui. Nous étions encore ensemble. Puis j'ai dû repartir et l'équipe à descendu le corps avant qu'il ne s'abîme.
A l'arrivée du fourgon mortuaire qui allait le rapatrier à Gray en Haute-Saône pour l'inhumer auprès des siens, j'ai accompagné le croque-mort à la chambre froide, malgré son opposition. Je savais combien cela serait dangereux pour moi, mais je tenais à accompagner mon frère jusqu'au bout. J'ai sorti son corps moi-même de la chambre froide et l'ai déposé sur la civière. J'ai ouvert la housse, et j'ai déposé quelques fleurs du jardin qu'il avait aimées. J'ai regardé le fourgon partir. Lorsqu'il a tourné pour quitter le parking et disparaître de ma vue, je me suis effondrée au sol et je ne me souviens de rien.
Le lendemain, j'ai dû retourner dans le service récupérer le certificat de décès. Je n'avais pas versé une larme, ce qui avait choqué du monde. Mais lorsque j'ai eu le papier en main, dans ce service où, au bout du couloir, la chambre de mon frère était désormais vide, je me suis totalement effondrée, liquéfiée, en sanglots, vide. Heureusement, le personnel était conscient et a pu m'aider.
Je suis rentrée chez moi.
J'ai vu mon frère partir en morceaux : perdre sa personnalité, son identité. Il ne pouvait plus parler, je lui faisais la conversation quand même. Je massais délicatement sa peau au niveau de son coeur, tendrement, du bout de mes doigts.
Puis il a perdu la vue ou bien il était absent, nous ne savons pas. M'entendait-il ?
Il avait tellement fondu qu'il n'avait plus que la peau sur les os.
Jamais je n'oublierai.
Alors fallait-il abréger la vie de mon frère ? Si nous en avions eu la possibilité, l'aurions-nous fait ?
Jusqu'où aurions-nous supporté la souffrance ?
La douleur physique était soulagée par la morphine, mais la souffrance émotionnelle, affective et psychologique étaient insoutenables et rien ne pouvait les soulager, ni pour mon frère, ni pour moi.
Comment aurions-nous pu de nous-mêmes provoquer ce déchirement de la séparation ? Pourtant, deux jours avant sa mort, dans le couloir, à bout de forces, épuisée et désespérée, j'avais appelé la mort...
Pourtant, nous ne pouvions pas nous séparer.
Aujourd'hui encore, je n'ai pas la réponse. Le médecin par contre, je crois que si cela n'avait tenu qu'à lui... il a murmuré, que connaissant les dégâts sur les proches de ses agonies interminables, la mise en danger de leur propre vie... J'ai senti ce médecin quinquagénaire, aux cheveux gris, atteint par tout ce qu'il voit au quotidien, un questionnement qui m'a rappelé celui que nous avions eu un jour, avec mes équipiers et le médecin du samu, au cours d'une terrible intervention de nuit sur un adolescent : s'il lâche, faut-il réanimer ?
Ensuite, en effet, je suis tombée gravement malade et j'ai bien failli y rester, surtout en 2017 et 2018 et 2021. Et pourtant, je n'étais pas encore au bout des épreuves auxquelles tout un chacun doit faire face.